La question de la dominance dans le règne animal suscite de nombreux débats, tant chez les scientifiques que chez les passionnés d’animaux. On imagine souvent une société animale structurée autour d’un chef, le fameux « alpha », imposant sa volonté à tous les autres membres du groupe. Pourtant, cette vision, héritée d’observations anciennes et parfois biaisées, est aujourd’hui largement remise en cause. Les recherches récentes révèlent des dynamiques sociales bien plus riches, nuancées et adaptatives.

Origines et évolution du concept de dominance
L’idée de hiérarchie chez les animaux remonte au début du XXe siècle. En 1922, Thorleif Schjelderup-Ebbe décrit la « hiérarchie de becquetage » chez les poules, où chaque individu connaît sa place et évite de défier plus fort que lui 01. Ce concept a été rapidement étendu à d’autres espèces, notamment les mammifères sociaux.
Dans les années 1940-1950, Rudolf Schenkel observe des loups en captivité et décrit une hiérarchie stricte, dominée par un « loup alpha ». Cette image s’est largement popularisée, influençant la compréhension des comportements sociaux chez les loups, mais aussi chez les chiens domestiques et d’autres animaux de groupe 02.
Cependant, ces observations étaient biaisées : les loups étudiés vivaient dans des espaces restreints, composés d’individus sans liens familiaux, ce qui favorisait les conflits et la compétition. Les recherches ultérieures, menées sur des meutes sauvages, ont montré que la structure naturelle du groupe est bien différente : il s’agit d’une famille, dirigée par un couple parental, où la coopération prime sur la domination 02.
Les différentes formes de dominance dans le règne animal
Primates
Chez les primates, la dominance prend des formes variées. Chez les chimpanzés, la hiérarchie existe mais repose autant sur la force que sur les alliances, la ruse et la capacité à apaiser les tensions. Les mâles dominants ne conservent leur statut que s’ils savent s’entourer d’alliés et gérer les conflits 03. Chez les bonobos, la structure sociale est plus égalitaire, avec une forte coopération entre femelles, qui peuvent dominer les mâles.
Chez les babouins, la hiérarchie est également présente, mais elle est dynamique, évoluant selon l’âge, la force, les alliances et la parenté. Les jeunes mâles peuvent gravir les échelons en formant des coalitions, tandis que les femelles héritent souvent de leur rang social de leur mère.
Oiseaux, bovins, rongeurs et autres mammifères

La hiérarchie de becquetage chez les poules reste un exemple classique : chaque individu sait qui il peut défier sans risque et qui il doit éviter 01. Chez les bovins domestiques, la hiérarchie se met en place rapidement, souvent sans confrontation physique : les individus se reconnaissent et évitent les conflits inutiles.
Les souris et autres petits rongeurs présentent également des hiérarchies, mais celles-ci varient selon le sexe : chez les mâles, l’agression est plus fréquente, alors que chez les femelles, la dominance peut s’exprimer par des comportements plus subtils, comme l’accès à la nourriture ou aux sites de nidification.
Canidés
La théorie du « loup alpha » a longtemps été appliquée aux chiens domestiques, justifiant des méthodes d’éducation basées sur la soumission et la dominance. Or, les études récentes montrent que les chiens, vivant dans des groupes sociaux très différents des loups sauvages, ne fonctionnent pas selon une hiérarchie stricte 04. Les relations sociales chez le chien sont bien plus contextuelles, influencées par l’individu, l’environnement et les expériences passées.
Pourquoi la notion de dominance est-elle remise en cause ?
De nombreux travaux ont montré que la dominance observée en captivité ne reflète pas toujours la réalité des groupes naturels. Les animaux confinés dans des espaces restreints, sans possibilité de fuir ou de choisir leurs partenaires, adoptent des comportements plus agressifs et compétitifs 02. Dans la nature, les groupes sont souvent plus flexibles, les individus peuvent s’isoler, migrer ou changer de groupe, ce qui limite les conflits.
La dominance n’est pas un statut permanent : elle dépend du contexte, de la ressource en jeu (accès à la nourriture, reproduction, abri), de la période de l’année, de l’âge ou de la santé des individus 05. Certains animaux peuvent dominer dans un contexte précis, mais se montrer soumis dans un autre.
Appliquer la notion de dominance de façon rigide peut conduire à des erreurs d’interprétation et à des méthodes d’éducation ou de gestion inadaptées, voire néfastes pour le bien-être animal 06. Aujourd’hui, la majorité des spécialistes recommandent une approche individualisée, basée sur l’observation fine des comportements et le respect des besoins spécifiques de chaque espèce et de chaque individu 07.
Les fonctions de la dominance dans la nature

La dominance, lorsqu’elle existe, n’est pas qu’une question de pouvoir ou de force brute. Elle a souvent pour fonction de limiter les conflits ouverts, d’organiser l’accès aux ressources et de favoriser la stabilité sociale. Dans certains groupes, la hiérarchie permet d’éviter des combats répétés et dangereux, car chaque individu connaît sa place et ses droits d’accès 01.
Chez certaines espèces, la dominance est transmise par l’apprentissage social ou la parenté, et non uniquement par la force. Les signaux de soumission, les postures, les vocalisations ou les rituels de toilettage jouent un rôle essentiel pour maintenir l’harmonie et apaiser les tensions 01.
La dominance chez l’Octodon degus
Organisation sociale de l’octodon
L’Octodon degus, petit rongeur originaire du Chili, est un animal grégaire vivant en groupes complexes, généralement composés d’un ou deux mâles et de plusieurs femelles, pouvant former de grandes colonies 08. Dans ces groupes, la hiérarchie existe, mais elle est loin d’être figée ou brutale.
Manifestations de la dominance chez l’octodon
Marquages et odeurs : Les mâles dominants marquent leur territoire avec de l’urine et se roulent dans le sable pour diffuser leur odeur. Ce marquage olfactif est essentiel pour la reconnaissance sociale et l’intégration du groupe 09.
Postures et interactions : Les dominants aiment occuper les points hauts du terrier ou de la cage, surveillant les alentours. Après un conflit, le vainqueur peut accentuer ce comportement.
Conflits et rituels sociaux : Les bagarres, surtout lors de l’introduction d’un nouveau venu ou en période de reproduction, sont souvent brèves. Le perdant se soumet, et la vie du groupe reprend. La toilette mutuelle est très importante pour apaiser les tensions et renforcer les liens sociaux 09.

Une hiérarchie évolutive et flexible
Chez les octodons, la hiérarchie évolue avec l’âge, la santé, la composition du groupe et la période de reproduction. Les femelles peuvent partager une nurserie et élever ensemble les petits, sans réelle compétition. Les mâles, eux, voient leur agressivité augmenter à certains moments, mais cela reste ritualisé et rarement dangereux 09.
En captivité, il est conseillé de respecter la structure naturelle : 1 à 2 mâles pour 5 à 6 femelles, et d’introduire les nouveaux venus progressivement, en utilisant le sable ou la litière du groupe pour faciliter l’acceptation 09. Les duos/trios de mêmes sexes ou les couples composent également des groupes stables. Une fois un groupe créé, il est conseillé de ne pas introduire d’autres octodons sans raisons valables.
Dominance, bien-être et gestion en captivité
Comprendre la dominance, c’est aussi mieux gérer la vie de groupe en captivité. Les conflits peuvent survenir lors de changements dans la composition du groupe, lors de la reproduction ou si l’espace est insuffisant. Il est important d’observer les comportements : marquages excessifs, bagarres répétées, isolement d’un individu, etc. Ces signes peuvent indiquer un déséquilibre social ou un stress.
Favoriser une cohabitation harmonieuse passe par le respect des besoins naturels : espace suffisant, cachettes, enrichissement du milieu, ratios adaptés de mâles et femelles, et intégration progressive des nouveaux membres. Les rituels de toilettage, les jeux et les interactions positives sont essentiels pour renforcer la cohésion du groupe 09.
Conclusion
La dominance dans le règne animal n’est ni une règle universelle, ni un schéma figé. Elle varie selon les espèces, les contextes, les individus et les ressources. Chez l’Octodon degus, comme chez de nombreux animaux sociaux, la vie de groupe est faite de nuances, de rituels et d’adaptations constantes. Observer et respecter cette complexité, c’est offrir à nos animaux une vie sociale riche, harmonieuse et respectueuse de leurs besoins.
Sources
- Rosenbaum, 2015[↩][↩][↩][↩]
- Mech, 1999[↩][↩][↩]
- Huchard, 2022[↩]
- Amicanin), (Perrin, 2018), (Caniravi[↩]
- Drews, 1993[↩]
- Bradshaw et al., 2009[↩]
- Goncalves[↩]
- Ebensperger & Cofré, 2001[↩]
- Hayes et al., 2011[↩][↩][↩][↩][↩]